Une bête étrange fit irruption un beau matin sur la côte camerounaise… hagarde, affamée, vorace…
Elle envahissait les demeures et dévorait tout sur son passage…. Femmes, enfants, hommes, vivres… un animal féroce rugissait sur les décombres d’un pays qu’il avait détruit et qu’il n’avait pas bâti… il volait les hommes comme on vole des mangues… à la queue-leu-leu, parqués au fond des cales des bateaux telles des brebis bonnes à égorger… on aurait dit un chacal avec des ailes… il atterrissait les nuits dans les villages sans crier gare, et vous arrachait vos garçons et vos filles, puis il courait se réfugier dans des sortes de châteaux forts construits aux abords de vos plages… il mentira après à vos descendants que c’était vous qui lui vendiez vos enfants… Que c’était une entente entre lui et vous… il dira le mot « Traite » en lieu et place de « razzia », « kidnapping ». Parfois, revêtu d’un semblant d’humanisme, il vous flattait comme le serpent antique. Il vous disait qu’il emmènerait votre enfant faire de hautes études, puis vous ne le voyiez plus jamais… et là-bas au fond de la cale qui le transportera en Amérique ou aux Antilles, il lui dira en ricanant que son père ou sa mère l’ont vendu, et votre enfant le dira à son tour à ses enfants, et aux enfants de ses enfants…
Puis des siècles plus tard, la pratique alors abolie… la Bête assoiffée de sang et fiévreuse de malice, créera des camps de concentration, maquillés sous les grands chantiers de travaux structurants des villes… de grands chantiers plein de charité… si pleins de charité que les cadavres de vos fils s’y comptaient par milliers, chaque jour. Elle les aimait tellement la Bête, les pauvres indigènes incultes. La Bête autrefois esclavagiste apportait la Civilisation : les routes, les ponts aux indigènes alors, désormais condamnés au forçat : le Njokmassi.
« Ndé à ba ! yén éwékédi é wu ndé wèni ééé ? ndé à mun’am ba bato ba si bèn pôn éwékédi ! » s’étonnait très souvent Makollo, ma grand-mère. Sautant du coq à l’âne, elle s’écriait ainsi en se frappant les mains : « mais d’où venait donc cette créature ?! «
C’était quoi cet animal étrange qui se nourrissait du sang comme la chèvre se nourrissait des plantes ?
- A mun’am nika ndé bisô di ta nô di bélè babô : nyama ! mon enfant, c’était ainsi qu’on les appelait : des animaux, des bêtes…
- Pourquoi Mémé ?
- Nyana ba tétè bâsu ba ta ba kwala nà moto Nyamb’éwékè a wéki nô ka mô mènè a si ma péta ndolo, nyana o péti ndolo o lon,guè longo à mun’am kè o si bèn éwékédi ! sè tô Nyamb’éwékè ndé a wéki wa ! wa mènè o bi wèni o busédi nô !
Parce qu’ils n’avaient pas l’Amour en eux ! et nos Ancêtres disaient que l’être humain que Dieu a créé à son image, ne peut pas manquer d’Amour, si tu n’en as pas, alors tu n’as jamais été sorti de Dieu ! toi-même va chercher de qui tu es sorti, car ce n’est pas de Dieu !
Mais d’où sortait donc cet animal étrange ? qui arrachait les enfants des seins de leurs mères à Kribi, chez les Batanga…
- A mun’am bato ba si bi ! bato ba si bi ! ba si bi njé Rudolf èn nô na misô mao !
Mon enfant, les gens ne savent pas ! ils ne savent pas ce que Rudolf a vu de ses yeux !
… qui arrachait des nouveaux-nés des seins de leurs mères, et les balançait à manger à des crocodiles sous les yeux des femmes Batanga dont le lait dégoulinait encore, et dont les cris déchiraient le ciel de la Côte…
Mais quelle était donc cette créature étrange, sortie de nulle part… qui jetait les bébés encore vivants à l’océan de kribi…juste pour le spectacle, sous les yeux des parents glacés de douleur… puis pour essuyer leurs larmes, la Bête, l’Immonde Bête… Leur donnait Jésus-Christ… comme on donne un os à un petit chien: « Heureux les affligés ! Heureux êtes-vous si on commet contre vous toute sorte d’injustice, car le Royaume des Cieux est à vous ! »
Iwiya Kala Lobè écrira que Rudolf hurla dans sa cellule : « Arrière de moi Satan ! » aux prêtres pallotins et pasteurs allemands venus le convaincre de laisser tomber la révolte. Toute sa vie, il avait été un chrétien exemplaire, toute sa vie…. ! Il avait appuyé la construction des églises. Depuis petit, il avait été moulé dans l’éducation de la haute aristocratie allemande.
En tant que Prince, il avait grandi dans le palais du Reich lui-même. Son père Manga Ndumbè et son grand-père Ndumb’a Lobè lui avaient toujours répété que pour le bien du peuple, il ne fallait pas provoquer d’esclandre fatal. Il fallait assurer contre vents et marées, la paix et l’harmonie dans cette cohabitation imposée. Il le savait et il avait toujours été irréprochable.
Mais quelle paix et quelle harmonie à garantir quand cette créature dévorait son peuple comme le lion dévore les brebis ?! courber l’échine et ne rien dire, ! non ! il préférait mourir ! la veille Ngosso Din, son fidèle compagnon, lui avait suggéré de disparaitre… il connaissait bien ce rituel… plusieurs fois son oncle Lock Priso le lui avait montré, et cela lui avait servi dans sa marche clandestine à travers tout le pays pour rallier tous les rois… mais il ne pouvait pas faire disparaitre tout le pays avec lui d’un coup ! et il ne pouvait s’enfuir comme un lâche ! Non. Levant la tête cette nuit- là, vers le plafond dégoulinant d’eau, de rats et de cafards, et où aucune lumière ne passait, Rudolf tourna résolument le dos aux prélats et pasteurs.
- Par pitié Rudolf, pensez à votre si jeune femme et à vos enfants, quel serait leur sort sans vous… ? y avez-vous pensé ? signez cette lettre d’excuses au Reich que le Gouverneur a déjà pris le soin de rédiger pour vous ! reconnaissez votre acte de trahison envers l’empire allemand et implorez sa miséricorde ! au nom du Christ, signez ! signez et vivez !
Ma grand-mère raconte qu’à la phrase « implorez sa miséricorde ! » Rudolf tressaillit, et son visage se fit de marbre. Il ne se retourna pas.
- Mes Ancêtres m’attendent déjà. Je peux entrer leurs tam tam de joie, car à l’aube les Allemands me pendront et moi leur fils, je leur rendrai mon sang aussi pur que je l’ai reçu d’eux. N’est -ce pas vous qui nous enseignez que le Christ a dit qu’il n’y a pas de plus grand amour que de mourir pour ses brebis… ? sortez !
Il ne sera pas écrit que lui, Rudolf Dual’a Mang’a Ndumb’a Lob’a Beb’a Bèlè Ba Doo La Makongo avait fui. A 41 ans, il était assez vieux pour mourir.
« Ndé à ba ! yén éwékédi é wu ndé wèni ééé ?! Nyama yiii !» s’exclamait Mémé Makollo. Mais c’était qui ces gens ? dans quel moule avaient –ils été fabriqués… ? mais d’où sortaient-ils ? c’était donc ça être civilisés ?
Le Duala raconte qu’un jour une bête… une bête à la peau pâle apparut sur la Côte. Sortie de nulle part. Une bête affamée… affamée de pouvoir, de conquête… une bête batarde… sans identité…
- « Sè tô mot’a bénama à mun’am ! Ndé mulal’a mot’a bénama ! » enrageait Makollo en secouant les pans de son kaba…
Une bête qui tuait le fils du continent-mère pour se nourrir de son histoire, de son identité… une bête batarde qui faisait du fils aîné son esclave … qui emmenait avec elle les pires abominations sur la terre de Mbèdi, d’Ewalè et du grand Doo La Makongo…
- Ces gens là avaient un bateau spécial du nom de « Sodom », a ba tétè bam ! par mes ancêtres ! ne me demande même pas ce qu’ils y faisaient ! quand tu grandiras, tu comprendras toute seule, même si moi ta grand-mère je ne suis plus là ! bisô di si ta di bia nika ! a ba ! njika ébéyédi ni ééééé ?! ééééééé ! nous on ne connaissait pas cela ! mon Dieu ! c’était quoi ces « habitudes » ? mais d’où sortaient ces gens ?!
Mon cœur battait la chamade.
Mémé nous faisait des prunes à la poêle, des grosses prunes que tonton Vieux avait baptisées les « prunes-beurres ». Il n’avait pas son pareil pour choisir les prunes, à l’œil nu; il savait voir celles qui étaient acides, et il les rejettait. Maman et moi on n’a jamais su comment il faisait ça ; quand il ramenait des prunes, c’était la joie à Deido : « Vieux tu as ramené les prunes-beurres ! » s’exclamait alors de joie ma mère tandis que moi je dansais. Je dansais toujours à la vue de la nourriture… d’ailleurs je danse encore…
Mémé disait alors « o i mèn nù ? o sokwa jipè ééé ? wa mô da ndé ! o mèndè pô wémsè mba sôngo o jipè wa da séngi iiii schwaïn ! ». » Regardez-moi donc celle-là! N’apprends pas à cuisiner tu entends? Tu viendras me réveiller dans ma tombe pour cuisiner pour toi! ».
Tonton Vieux voulait se faire pardonner son infidélité avec Barbara Nkono, alors il toucha mon point sensible : la gourmandise, tout en me jurant mordicus de ne plus jamais de sa vie, regarder le journal de 20h quand c’est elle qui le présentait. Qu’il n’aimait que moi et moi seule et patati et patata. Bref, Il mentait comme un homme. Je revois Catherine ma mère, se tordre de rire… je compris plus tard, qu’il craignait simplement que je fracasse la télé…
- Mama éééé! Mémé donc c’est à cause de tout ce que Rudolf voyait comme ça là qu’il était fâché jusqu’à abandonner ses enfants.. ?
- Malinga mao ma ta nginya manyaka ! na tè a koma Jaman éboma ! Sa colère était si grande qu’il a maudit les Allemands avant de mourir ! Et sa malédiction s’est bel et bien accomplie.
- Hein ?
- Oui. Mais, parlons d’abord du Njokmassi… j’ai commencé un peu à te raconter l’appartheid, le njokmassi que tu entends là en faisait partie…
- Le njokmassi c’était quoi Mémé ?
- N’est-ce-pas comme l’esclavage avait été aboli, les gens là ne pouvaient plus continuer ça… ?
- Huhum
- Ils ont alors trouvé une autre forme d’esclavage parce que le njokmassi que tu entends là c’était l’esclavage !
- Hein ?!
A l’aide de mercenaires Togolais, les Allemands emmenaient de force les hommes dans leurs bananeraies, palmeraies, plantations d’hévéa, et chantiers de chemin de fer. Les hommes y étaient trainés à la queue- leu-leu, corde au cou, et grosses chaines aux pieds. Ces chiens de chasse mercenaires étaient surnommés « headman ». Ils vous forçaient à sacrifier vos enfants au njokmassi. Ils servaient aussi de garde rapprochée aux chefs traditionnels que les Allemands installaient. C’étaient des traitres qui avaient facilité l’entrée des missionnaires, ils étaient ainsi récompensés en étant faits chefs traditionnels. Les Allemands étaient ainsi rassurés d’avoir la man mise sur la population et sur les ressources du pays. Mais pour plus d’assurance, les Allemands leur imposaient des gardes « headmen », ces mercenaires venus du Togo.
- Tu te souviens du village Ndog-Hem noor ? je t’en ai parlé la dernière fois…
- Oui… là où les pasteurs allemands avaient fait « les bêtises » à la petite fille de Ngo Basusugo…
- Et tu te souviens qui avait emmené ces pasteurs à Ndog Hem contre la volonté des notables ?
- Hickong I Yap, le fils du chef.
- Après la victoire écrasante des Allemands conduits par Hans Dominik, le traitre Hickong fut fait chef traditionnel, et il facilita l’installation des Missionnaires de Bâle en pays Bassa…
En ces temps-là, mon enfant, dans une même case, le père redoutait alors le fils et la mère craignait la fille. Tout était contre-nature ; tout mon enfant. Ces bêtes avaient détruit l’harmonie et les règles : avec eux, il n’y en avait qu’une seule : l’argent ou la servitude. Même l’air était toxique, même la terre était polluée. Ils avaient fait de nous des bêtes comme eux : trahir les siens ou mourir. Subitement, on avait peur de la mort ! a ba tétè bam ! Mais depuis quand avions nous peur de la mort ?! hein ?!
- Bato ba tôpô ndé tô njé ndé tatan ! nyana ba i bi miango m’ékombo ! les gens racontent des sornettes aujourd’hui parce qu’ils ignorent l’histoire de ce pays ! on n’a pas perdu cette guerre parce qu’on était faible !
- Hein mémé ? ah bon ?
- Non non ! ils avaient pollué la terre. Cette guerre était plus spirituelle que physique ! tous les peuples étaient unis dans la résistance. Tous. Chez nous les Sawa, la grande réunion se faisait les nuits en plein fleuve sur les bancs de sable. Une communion mystique se faisait avec les Bamoun, les Bassa, les Bamiléké, les Peulhs etc. Rudolf arpentait le pays, dans le maquis, et des foyers de résistance visibles et mystiques se raffermissaient partout.
Il y avait un système de connexion mystique à une heure précise de la nuit. Les Blancs ne diront jamais comment des milliers d’entre eux sont morts. Ils ont tué Rudolf parce qu’ils ont compris qu’il était la tête mystique et que si on l’abattait tout l’arbre s’écroulait. Tous les peuples étaient soudés, et à part, quelques larbins, aucun roi ne trahissait l’autre. Rudolf avait réveillé un feu inébranlable. Comme il y avait de cela des siècles, pour bâtir le pays, chaque peuple avait apporté le secret de sa science et ils avaient tous juré de ne pas se trahir. Seule la mort devait les arrêter.
- Hein mémé ?
- Oui. Ils vous racontent des bêtises dans vos écoles. Ils ne diront jamais combien d’Allemands devenaient des fous errants dans les forêts Bamiléké quand ceux-ci déployaient leur science, combien d’Allemands sont morts foudroyés par des incendies étranges dans les forêts grâce à la science des Bassa, ou comment un beau matin en pays Batanga là-bas à Kribi, tout le peuple Batanga disparut mystérieusement à leurs yeux sous leurs coups de canon…. Les Batanga les voyaient mais eux ne les voyaient pas, ou combien de bateaux ont péri mystérieusement dans l’eau grâce au génie soudé de tous les peuples de l’eau. Ce n’était pas pacifique mon enfant : c’était une guerre sanglante.
- Hein ?!
- Les Bakoko, eux, étaient divisés en 02 groupes de guerriers principaux : les Yandon qui maitrisaient la science des eaux et les Yanjok qui eux, maitrisaient la terre ; ils étaient des guerriers farouches et impitoyables. L’un d’eux Tindè Mukutu, le chef de la résistance, tenait le tam-tam sacré, par lequel il déployait, quand il le jouait, la stratégie de résistance en pays Bakoko. Les larbins des Allemands, pour la plupart non-initiés, ne comprenaient pas le langage de ce tam-tam. Alors les Yanjok surprenaient toujours l’armée allemande et les tuaient par centaines. Au procès de Rudolf, le greffier traitre était un Bakoko, il s’appelait Esawa Yé Toto. Plus tard, les Allemands l’imposèrent comme chef. Les Bakoko le renièrent, et les matriarches Bakoko le maudirent lui et toute sa lignée.
- Hein ?! Yéééé! Mama Sara!!!!!
- Hum… à mun’am, mon enfant, ces gens-là ne vous raconteront jamais la vraie histoire. Ils n’ont pas gagné parce qu’ils étaient forts mais bien parce qu’ils étaient lâches ! ils droguaient, dévoraient, corrompaient, violaient, terrorisaient, divisaient pour mieux régner. C’étaient des bêtes assoiffées de sang.
Le chantier de Njokmassi se situait à Njok, en pays Bassa. C’était le plus grand foyer de maltraitance de tout le pays ; le plus grand. L’enfer sur terre. Les prisonniers venaient de partout, de Bafia, de Bamoun, etc. Les Béti, eux principalement, les Allemands en avaient fait leurs policiers, et ils les emmenaient partout avec eux.
Vous travaillez alors à construire leurs chemins de fer jusqu’à épuisement. Vous n’aviez droit qu’à un seul bol de riz ; si vous en réclamiez un 2e, le Blanc vous donnait 25 coups de fouet jusqu’au sang. Parfois on vous trainait, chaines aux pieds et au cou, dans d’autres chantiers à d’autres villes du pays, puis à la fin des chantiers, on vous ramenait comme des bœufs à Njokmassi.
Quand certains s’échappaient, on capturait alors leurs familles, et ils était bien obligés de revenir la mort dans l’âme. Et quand vous reveniez, on vous fouettait jusqu’à l’évanouissement et on vous enfermait dans une cage, et vous y restiez sans nourriture pendant une journée. Au Njokmassi, en fin de journée ou une fois par semaines, les missionnaires allemands venaient exhorter les pauvres indigènes à « tendre l’autre joue ».
- Un jour un homme, un Bassa appelé Ndoumba-Mback tua un des Allemands de garde au Njokmassi ce jour-là et il tua tous ses larbins : Mbee-Hiong, Bikund, Bindock et 03 autres personnes avant de se donner lui-même la mort. Njokmassi rendait fou ma fille. Au Njokmassi, quand il y avait moyen de tuer un Blanc, on le tuait sans hésiter. Je me souviens du Blanc qui s’appelait Clemaud Arthur quelque chose comme ça, na si bi pè…
- Il avait eu quoi Mémé ?
On raconte que ce jour-là, il avait emmené les indigènes travailler en forêt, couper les arbres pour pouvoir construire plus tard une ligne de chemin de fer. A un moment, devant un arbre, il voit un des indigènes s’arrêter et il se met à lui donner des coups de fouet en lui ordonnant de se remettre au travail. L’indigène refusa. Et le Clémaud Arthur se remit à le frapper sans même remarquer que les autres indigènes avaient reculé bien loin de l’arbre… excédé, on raconte qu’il s’approcha alors lui-même de l’arbre pour asséner le premier coup, quand une lourde branche fracassa sa tête et il mourut sur le champ.
- Hein ?
- Ces bêtes ne comprenaient pas que la Nature parle, ba si bi nika ! ils ne le savent pas ! nous on le sait depuis. Il y a des arbres auxquels on ne touche pas. Une autre fois, ils ont tué des centaines d’indigènes du Njokmassi à cause de l’hévéa…
- Hein ? comment ?
- Wèngè binyô lo si bi nika. Aujourd’hui, vous l’ignorez, mais il y avait dans ce pays un arbre en brousse surnommé « keskia »…
Il donnait continuellement de l’hévéa, bien avant même l’arrivée des Blancs. On ne l’agressait pas. On venait simplement à lui pour en prendre, et on lui disait merci. Il coulait continuellement sans qu’on ne fasse aucun effort.
Quand les maltraitances allemandes ont commencé, « keskia » a arrêté de couler. Il a tari.
- Les Allemands ont alors dit que c’était à cause de nos gris-gris démoniaques, que c’était nous qui avions lancé un sort à « keskia » pour les priver de son hévéa, que nous, on manquait de charité et d’amour du prochain, que nous étions des bêtes égoïstes et ingrates pour toute la civilisation qu’ils nous apportaient. Ils ont alors sélectionné une centaine d’esclaves du njokmassi qui était auparavant, des initiés de sociétés secrètes et leur ont donné l’ordre de ressusciter « keskia» sur le champ sinon ils tuaient leurs femmes et leurs enfants.
- Hein ?! wè mémé ! pourquoi les gens-là étaient même méchants avec nous comme ça ? hein ? On leur avait même fait quoi ?
Les prunes étaient cuites depuis longtemps. Elles étaient délicieuses. J’en avais déjà ingurgité trois et j’en voulais encore, c’était trop bon. Mémé sourit en coin, en garnissant des pains d’huile de palme. Parfois les soirs, elle nous faisait un repas frugal comme celui-ci, et même si personne n’avait faim, elle cuisinait toujours. C’était plus fort qu’elle. Tonton Vieux avait ramené du pain chaud… du bon pain chaud garni d’huile de palme, mais qu’est-ce que c’était bon… j’en ai envie là, tout d’un coup … ça va faire quoi trente ans ou plus que je n’en ai plus mangé ? purée… si vous n’avez jamais mangé du pain chaud (je précise, c’est important !) garni d’huile rouge (l’huile épaisse qui a dormi !) avec des prunes-beurres… mais mon Dieu, que faites-vous donc sur terre ???!
- Et ils ont ressuscité l’arbre alors Mémé ? fis-je gourmande en croquant dans mon pain et en piquant bien vite une 4e prune dans la poêle. Mémé ne put s’empêcher de pouffer de rire.
A Vieux ya nôngo sao éééééé nun munj’ango é bôlè mô nyèsè na bam ! Vieux viens vite prendre tes prunes, ta femme est en train de tout finir ici !
- Non. Ils n’ont rien dit.
- Comment ça Mémé ?
- On leur a donné cent coups de fouets jusqu’au sang, mais ils ne disaient pas un mot. Et leur regard était tellement empreint de mépris que les soldats Allemands furent pris de rage. Alors on a tué leurs familles sous leurs yeux. Plus les femmes criaient en pleurant et en expliquant que « keskia » n’aimait pas le mal et c’est pourquoi il avait tari, plus les Allemands enrageaient. Ils les ont tués, eux et leurs familles. « keskia » n’a plus jamais donné de l’hévéa depuis. A mun’am, mon enfant, sa qualité était divine, pas les bêtises d’hévéa qu’on a aujourd’hui.
- Et « keskia » est où maintenant mémé ?
- Je ne sais pas, na si bi, peut-être qu’il est tout à fait mort, ou peut-être qu’on l’a détruit pour construire les routes… les Allemands ont brûlé tous les arbres sacrés qui nous soignaient…
- Quoi ?
- Ils disaient qu’on était trop fécond, qu’on se reproduisait trop, et que les fièvres les tuaient et pas nous à cause de nos gris-gris. Leurs larbins ont trahi nos arbres qui soignaient toutes les maladies. Ils avaient compris que ces plantes avaient des dons non seulement curatifs, mais aussi mystiques… alors pour nous affaiblir dans cette guerre, ils ont brûlé des hectares et des hectares d’arbres et de plantes, craignant qu’on ne renforce notre force pour les vaincre.
- Mémé… donc on a tout perdu alors… ?
Mémé eut un sourire étrange… ce type de sourire qu’n vieux sage a face à la bêtise humaine.
- Ces gens-là n’ont pas compris une chose…
- Quoi Mémé… ?
- Que « tiki é si mala sôngô ». Ce que Dieu lui-même a consacré comme précieux, jamais ne va à la tombe…
La porte de sa cellule grinçailla en se refermant, sur les murmures las des prélats qui s’éloignaient, et il entendit alors son compagnon de toujours gronder dans le cachot d’à côté :
- Jéméa na tè na wèni é… ? La foi jusqu’où… ?
Rudolf sourit.
Ngosso Din avait toujours brûlé de zèle, même dans les pires moments. Il se demandait parfois qui entre eux d’eux, était réellement la force de l’autre… mais est-ce que cela en valait la peine… ? Ses enfants… sa femme… son cœur frémit… juste signer… c’était si facile… Ngosso et lui avaient peut –être encore une chance de s’en sortir…s’il parlait à Ngosso, ce dernier l’écouterait… il pouvait signer et ils reprendraient alors la lutte plus tard….
- Jéméa na tè na wèni ééé ?! La foi jusqu’où… ?! Ngosso Din était inquiét. Pourquoi Rudolf ne répondait-il pas…? s’il fléchissait, ils étaient perdus… Sa voix rugit alors plus fort dans cette bâtisse dégoûtante qui des siècles, plus tard, abriterait un commissariat ici à Bonanjo…
- A DUAL’A MANG’A NDUMB’A LOB’A BEB’A BELLE BA DOO LA MAKONGO ! JEMEA NA TE NA WENI ?!
Au son de sa généalogie, Rudolf sursauta et eut honte en lui-même. Son visage redevint de marbre. Ses Ancêtres l’attendaient. Il mourrait demain. Il ne fuirait pas.
- Jéméa na tè na kwédi… na tè na kwédi. La foi jusqu’à la mort… jusqu’à la mort.
Un coq étrange chanta. L’aube de la pendaison approchait.
Fin Saison 2 épisode 3.
Liens des précédents épisodes: https://m.facebook.com/story.php?story_fbid=150698287826355&id=100086585525810&mibextid=Nif5oz
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