Un coq chanta.

C’était celui de “Nyang-Komba”, l’ennemie jurée de Mémé au quartier Deido. Pas le Deido connu de tous, loin là-haut au centre-ville… mais le Deido lugubre, construit à qui mieux mieux sur le bas-côté, dans les brousses et rigoles entourant les rails…. Mon Deido à moi… où la grande villa blanche de ma mère chantait faux, au milieu de la fourmilière de maisons en planches qui grinçaient… ou « grinçaillaient » illégalement sur chaque pâté de terre… sur chaque pâté de rêve précaire, qui obstruait la vue du Ministère des Domaines et Affaires Foncières…

Je me suis toujours demandé pourquoi ma grand-mère l’avait affublée de ce surnom… « Nyang-Komba »… et ce qu’il signifiait…

  • Dangwa na pèpè pèlè… marche vite. Nu Nyang Komba nyéwusu mô pè a pula sa tatan. Bunya bwéna nâ bomanè nô mô wo, na dipa mô ka mbodi ! mut’éwusu ka mô !

Cette sorcière de Nyang-Komba veut elle aussi commencer un champ à côté du mien. Le jour où je la trouverai là-bas, je la tabasserai telle une chèvre. Sorcière !

… J’y voyais à peine et mes pieds titubaient sur la route. Après nos Ave Maria, Mémé avait roulé et déposé sur ma tête un vieux pagne tout déchiré. Puis elle y avait posé ma bassine et ma petite houe.

  • Dangwa ! marche !

Il était 5h du matin, et on prenait le sentier habituel près des rails qui menait au champ de Mémé. Je marchais en dormant, et j’entendais Mémé comme dans un lointain brouillard.

  • Si tu plantes bien tes graines aujourd’hui et que tu racles bien la terre, je vais t’acheter les arachides grillés de Moussa.

Je m’arrêtai net. Mes yeux lourds de sommeil s’ouvrirent soudain comme par enchantement. Ephata !!! Mais oui… on était mardi ! Moussa passerait dans le quartier. Je hâtai le pas… Mémé pouffa de rire.

Moussa était le vendeur ambulant de maïs et d’arachide grillés. Il les portait dans une grande cuvette sur la tête. Quand il vous servait, c’était un véritable tour de prestidigitation. Moussa enroulait du papier en entonnoir. Puis, il y versait la quantité que vous désiriez de maïs et d’arachide grillés. Et il lançait alors tous les grains vers le ciel… telle une poussière d’étoile… et il les rattrapait à la volée avec un deuxième papier-entonnoir tenu dans l’autre main. Puis il relançait encore votre maïs et votre arachide grillés vers le ciel… et il les rattrapait encore à la volée… Moussa était un véritable magicien. Mes yeux s’illuminaient quand j’entendais sa voix scander : « arachide ! maïs ! » et je courais en acheter… j’avais l’impression d’aller à un de ces cirques que je voyais seulement à « Transtel Cologne » de la CRTV…. Je n’aimais pas particulièrement ce panachage pourtant très prisé d’arachide et maïs grillés. J’aimais simplement voir Moussa le faire virevolter là-haut vers le ciel…

  • Il s’appelait comment maman ? dis-moi encore son nom.

On était arrivé au champ de Mémé. J’avais enroulé le vieux pagne déchiré autour de mes reins et mes mains de huit ans bêchaient déjà la terre de ma petite houe.

  • Il s’appelait Rudolf. Rudolf Dual’a Mang’a Ndumb’a Lob’a Beb’a Bèlè Ba Doo La Makongo. Yéééé Mémé ! Il était beau hein ! toi tu ne m’as même jamais montré sa photo ! Tonton Vieux m’a montré sa photo l’autre jour dans un vieux journal là ! « Mama Sara » ! donc c’est comme ça qu’il était beau ton Rudolf là ? quand je serai grande, je vais me marier avec luiiiiii !

Mémé éclata d’un rire cristallin dans le silence de cette aube à peine éclose. D’ailleurs, aujourd’hui en vous relatant ces épisodes, j’en ai des frissons rétrospectifs. On aurait pu nous agresser à ces heures- là… dans cette brousse… d’où tenait-elle la pleine assurance qu’on ne risquait rien… ? c’est qu’elle n’avait peur de rien ma grand-mère maternelle. De rien. Ni d’aller au puits du quartier à 2h du matin, ni d’aller toute seule à pied, à l’église du Centenaire à Akwa à 4h du matin, pour balayer à elle toute seule la grande bâtisse. Elle n’avait peur de rien. Près d’elle, je n’avais nulle conscience d’un danger… si Mémé était là, alors les « ndjoundjous kalaba» devaient être bien loin…

  • Eéé a ta a dôlô jîta. Oh oui il était très beau. Lock aussi était beau !
  • Qui ça Mémé ?
  • Lock. Lock Priso Bell. Son vrai nom était Kum’a Mbappè. Kum’a Mbapp’a Béllè ba Doo La Makongo. Kum fils de Mbappè fils de Bèllè fils de Doo fils de Makongo. Répète…
  • C’était qui ?
  • Répète d’abord.
  • Kum’a Mbapp’a Béllè ba Doo La Makongo. C’était qui Mémé ?
  • Lock était l’oncle du Roi Ndumb’a Lobè…
  • Ahan… le Fils de Dieu, le grand-père de Rudolf ?
  • Oui.
  • Et pourquoi on l’appelait Lock Priso, Mémé ?
  • En fait, c’est« luck », qui en Anglais veut dire « la chance ». Les Anglais ne réussissaient jamais ni à l’attraper ni à le tuer. Il leur échappait toujours comme par magie. Alors, ils l’ont surnommé « Luck Prince », le prince chanceux.
  • Ahaaan… !
  • Mais comme je te l’ai déjà dit, tes ancêtres avaient du mal à dire « prince ». Pourquoi maman… ?
  • Parce qu’en Duala, la lettre R n’existe pas !
  • Oui. Cela leur rappela donc Piinso le bagarreur. Ils l’appelèrent alors Luck Piinso… et les Anglais dirent Luck Priso. On écrit L-O-C-K mais en fait c’était Luck. Le prince chanceux.

Mémé marqua un silence pour contempler le soleil naissant… qui jaillissait là sous nos yeux, des entrailles du ciel, comme si elle l’avait invoqué… comme s’il l’avait entendu prononcer son nom…

  • Lock Priso. L’ennemi le plus redoutable des Allemands. Lock Priso, celui qui vit vivre et mourir successivement trois rois. Lock Priso,« Môkisè manéa », celui qui lavait les rois… Lock Priso, le Grand-Prêtre de notre Tradition. Le Gardien redoutable de nos secrets mystiques et rites anciens. Celui qui frappait avec autorité à la Porte des Ancêtres. Lock Priso, celui que rien ne tuait, ni les poisons ni les armes à feu… Lock Priso, celui qui décida simplement, un soir, de s’en aller, quand la prophétie de Rudolf fut accomplie et que les Allemands furent chassés de nos terres. Lock Priso, celui qui s’abritait… non pas dedans…

Elle marqua encore un silence et détournant les yeux du soleil, elle me fixa alors intensément, comme si elle voulait juger si j’étais prête à entendre ce qu’elle s’apprêtait à me dévoiler…

-… Mais derrière le soleil…

-… Hein Mémé… ?! mon cri juvénile déchira le ciel de Deido.

Kuma Mbapp’a Béllè ba Doo la Makongo alias Lock Priso (Roi du royaume de Bonabèri qui s’étendait de Bonassama jusqu’ à Bonendalè, et qui régnera de 1846 à 1916 : 70 ans de règne.)

« Pull that flag down! no man bye we !”

Nous sommes le 28 août 1884. Lock Priso majestueux sur son cheval et redoutable cavalier comme tous ses aïeux, ordonne à ses troupes de descendre et de brûler à l’instant le drapeau allemand que les Allemands ont eu le toupet de planter la nuit, en catimini, dans son royaume aux berges du fleuve Wouri.

Il sait que son neveu Ndumb’a Lobè le fils de Dieu, le roi Akwa et le roi Deido ont signé 01 mois auparavant un traité de transfert de souveraineté, à bord du bateau allemand « Möwe».
Ndumb’a Lobè, Sous moult menaces et en contrepartie d’une rondelette somme de Marks allemands, signe d’ailleurs en fugitif vis-à-vis de son propre peuple puisque celui-ci, via le Ngondo vient de le désavouer et de le condamner à mort par contumace.

Malgré tout leur attirail de guerre, les Allemands ne disposent sur place que de 300 soldats de leur Marine. Il faut donc utiliser les Camerounais contre les Camerounais. King Bell, King Akwa et King Deido du côté des Allemands contre Lock Priso. Ils viendront en décembre de la même année, au côté des Allemands, pour envahir son territoire « Hickory Town » et tenter d’offrir sa tête à l’envahisseur…

« Qu’ils se trahissent et qu’ils s’entretuent ! » diront les Allemands.

« Pull it down! pull that flag down! No man buy we! »

Lui, Lock Priso, il a craché sur les Marks allemands. Lui, il leur a déclaré la guerre. Lui, on ne l’achète pas. Lui, on ne le corrompt pas. Lui… Il est seul. Seul contre tous. Et il le sait. Mais il s’appelle Kum’a Mbap’a Bèlè ba Doo La Makongo et il ne craint personne.

Les Anglais ont tout fait pour avoir sa peau : poison sur poison, piège sur piège, arme blanche sur arme blanche, tenue parfois par des traitres corrompus, arme à feu sur arme à feu… rien n’y fit. Il disparaissait aussi vite qu’il apparaissait. Rapide comme l’éclair. Foudroyant comme le tonnerre. On murmurait que le vent le portait et le téléportait à sa guise. On murmurait qu’il avait sous les eaux un couloir et une porte connus de lui et de lui seul. Il commandait au soleil aussi bien qu’à la lune. Les Anglais sont passés, les Allemands passeront aussi. Il ne cédera pas. Il s’appelait Kum’a Mbap’a Bèlè ba Doo La Makongo et il ne craignait personne. Ni sous terre, ni dans les eaux, ni dans le feu, ni dans les airs. Personne.

« Pull that flag down! no man bye we !”

“… imposant et bien corpulent, avec des muscles énormes et une poitrine extrêmement large et puissante, un teint plutôt clair, une tête bien posée sur une nuque de taureau et avec des traits réguliers et fermes, il appartient à la meilleure des sortes et des plus réussies de prince nègre… » ainsi le décrivait Max Buchner, Consul allemand en 1884…

  • … Certains racontaient qu’il était la réincarnation d’un aïeul autrefois puissant, ayant à nouveau retraversé les siècles pour venir aider notre peuple …. D’autres disaient encore qu’il était un esprit… ce qui est certain, est que Lock Priso était la terreur des Allemands, et l’un des plus grands Mystiques de notre Science Originelle.
  • Hein Mémé… ?
  • Lock avait reçu de son père Mbp’a Bèlè le pouvoir d’introniser les rois. Tous les rois sur l’autre rive, au Plateau Joss, se devaient d’être intronisés par Lock ; il était le tout- puissant « Môkisè Manéa » celui qui lavait et intronisait les rois.
  • Hein mémé… ? qui lui avait donné le pouvoir-là ? explique-moi bien…
  • Je t’ai parlé du puissant Roi Doo la Makongo noor ?
  • Oui ! King Joss ! celui qui avait les 02 fils terribles-là : Piinso et Bèllè.
  • Très bien ! et qui avait succédé au roi Doo la Makongo ?
  • Le fils de Bèllè, Bébé a Bèllè.
  • Très bien. Le père Bèllè est resté sur la rive droite à Bonabéri, n’est-ce pas ? tandis que son fils Bébé venait prendre sur la rive gauche à Bonanjo le trône de son grand-père Doo la Makongo, c’est ça noor mama… ?
  • Oui ! c’est pour cela qu’on dit jusqu’aujourd’hui que c’est Bèllè qui règne à Bonabèri comme à Bonanjo.
  • Très bien ! Bèllè avait un autre fils du nom de Mbap’a Bèllè qui lui a succédé au trône de Bonabèri.
  • Quand il est mort Mémé… ?
  • Kèm! Ah non… attention. Chez nous les Duala « wa dowéa ndé mun’ango janéa kè o dia longè ! » tu vomis le pouvoir royal sur ton enfant quand tu es encore en vie, et ton fils règne et te gouverne toi-même de ton vivant.
  • Hein ?!
  • Oui. C’est le principe. Chez nous les Duala, le pouvoir royal est le pouvoir même de la vie, et il se transmet quand on est encore en vie. C’est Bèllè qui ayant reçu du vivant de son père Doo la Mkaongo le pouvoir de régner sur le plateau Joss, va donc à son tour, vomir ce pouvoir à son fils Bébé a Bèllè pour qu’il traverse le fleuve et aille prendre le trône de son grand-père. Mais comme lui, Bèllè reste à Bonabèri, et étant le fils de l’illustre Doo la Makongo… quand il vomit le pouvoir royal à son fils Mbap’a Bèllè, celui-ci acquiert dorénavant et automatiquement le pouvoir des Ancêtres, d’installer les rois sur la rive où est allée régner la lignée de son neveu Bébé.
  • Ahaaaaaaaaaaaan !
  • Et dans le même ordre, Mbap’a Bèllè va transmettre ce pouvoir de Grand-Prêtre à son fils Kum’a Mbapè alias Lock Priso…
  • Ahaaan ! Mémé ooo donc c’est la Rive Droite ( Bonabèri) qui installe les rois de la Rive Gauche ( Plateau Joss) ?
  • Oui. C’est l’Oncle Bell ( Mbapè/Bonabèri) qui intronise et rend légitime le Neveu Bell ( Bébé/Bonanjo).
  • Ahaaan et Lock a lavé comme ça combien de rois comme ça Mémé… ?
  • Lock en a lavé 03 et il les a tous vus naître et tous vus mourir. Y compris son préféré d’entre tous, le roi qu’il attendait : son bien aimé neveu, Rudolf.
  • Hein Mémé?
  • Oui. Lock a lavé et intronisé : Ndumb’a Lobè, le grand-père de Rudolf, Manga ‘a Ndumbè, le père de Rudolf, et le Roi Martyr lui- même Rudolf Dua… Rudolf qui encore maman ? dis son nom.
  • Il s’appelait Rudolf. Rudolf Dual’a Mang’a Ndumb’a Lob’a Beb’a Belè ba Dooh La Makongo. Mais Mémé si Lock avait hérité ce pouvoir de son père, pourquoi tu parles de lui comme s’il était si spécial… ?
  • A ta nginya jîta! Parce qu’il l’était! Il était encore plus puissant que son père et son grand-père.
  • Hein ?
  • Oui. Il se revêtait du soleil comme toi, tu te revêts de ta robe. Et les nuits, il se revêtait de la lune. C’est pourquoi, aucun de ses ennemis ou des traites à la solde de l’envahisseur, ne parvenait à connaitre le secret de son invincibilité. On raconte qu’il vivait au fond des eaux en même temps qu’on le voyait vivre sur terre. On raconte qu’il y avait, au fond des eaux, une route connue et empruntée de lui seul. Il était le tout puissant Grand-Prêtre Duala. Le « nègre » à abattre à tout prix par les Allemands…

« Pull that flag down ! no man buy we ! ”

Tandis qu’il écrit sa fameuse lettre au Consul Allemand, Lock Priso pense déjà à la stratégie pour protéger son people. Car, il en est certain, les Allemands ne laisseront pas passer l’affront fait à leur satané drapeau. Ils viendront en compagnie des troupes des rois traîtres attaquer son royaume BonaBèlè…

Des coups de canon pleuvront. Des centaines. Deux jours durant. De l’aube au soir. Bonabèri sera détruit. Pillé. Rasé. Mais ils ne trouveront personne. Rien que des maisons vides. Bien avant l’assaut allemand, Lock fera évacuer tout son peuple dans la forêt chez les Abô, qui avec les Bankon et les Bimbia font partie de ses alliés. Car dans chacun de ces royaumes, il a pris épouses. Des centaines de soldats lutteront pour se sacrifier, afin que tout le peuple ait le temps de se replier chez les Abô.

On ne trouvera pas Lock. Rien qu’un palais royal vide et moqueur que sous la rage, les Allemands détruiront de multiples coups de canon. Encore. The Luck Prince leur avait fait un doigt d’honneur. Encore.

« 22 décembre 1884- le bateau de guerre « Olga » lance des grenades de ses gros canons en direction de Hickorytown… nous tentons encore des manœuvres de débarquement. Le palais de Lock Priso est mis à sac. Quel tableau émouvant ! nous y mettons le feu. Mais j’ai d’abord demandé de me laisser la possibilité de fouiller toutes les maisons pour trouver des œuvres de sensations ethnographiques. Mon butin le plus important est une grande oeuvre en bois, la proue princière (Tangué) de Lock Priso qui sera envoyé à Munich… », extrait du journal de Max Buchner, représentant provisoire de l’empire allemand au Cameroun.

Aujourd’hui encore le Tangué de Lock se trouve dans un musée en Allemagne… Le Prince et Historien Kum’a Ndumbé III entreprend depuis longtemps des démarches pour le récupérer…

« Pull that flag down ! No man buy we ! “

  • Mémé ooo… je dis hein? Les Blancs là même tu dis qu’ils avaient les armes noor ? avec beaucoup beaucoup de feu comme ça laaaaaaaaa !!! pourquoi alors ils avaient même encore besoin que nos rois signent le papier là… ? hein… le …. Le … tu as encore appelé ça comment ééé ?
  • Le traité ?
  • Heinhein ! le traité ! pourquoi ? moi je ne comprends pas hein Mémé… ils avaient les armes donc ils bombardaient et ils entraient une fois nooor ? ils négociaient même encore quoi ? jusqu’à Lock a dit qu’il ne signe pas ? ils avaient même besoin de leurs signatures là pour arracher nos terres… ? explique-moi un peu bien pardon… huhuhummmm le Maïzena ci est bon hein Mémé…

Elle nous avait fait de la bouillie, elle appelait cela « paf ». Mémé adorait le « paf », elle le faisait avec une farine dont le paquet s’appelait Maïzena, et elle y jetait des feuilles de citronnelle fraîches nouées en une sorte de nœud… ah ! ma grand-mère… ! J’avais les pieds encore plein de terre, et je dégustais mon bol de « paf » sur sa vieille natte avant de prendre mon bain. Il devait être 7h ou 7h30, puisque tonton Vieux ouvrait déjà le portillon en baillant, une main tenant un paquet de croissants pour moi. Il m’en achetait toujours à la boulangerie « Zépol », lorsqu’il revenait chaque matin, de ses longues nuits au studio « Makassi ».

  • Tu te souviens que les Blancs avaient interdiction de poser les pieds sur nos terres, et qu’ils devaient rester à bord de leurs bateaux… ? quel Roi avait encore interdit cela, maman… ?
  • Ahaaaaaaaaaaan ! le Roi-là !! hein… wè! il s’appelait encore comment éééé… ? heinhein !!! le Roi Njo’à Masè!
  • Voilà ! donc il fallait bien négocier pour pouvoir poser le pied à terre… n’est-ce-pas… ?
  • Huhum ! Fis-je la bouche pleine.
  • Et puis, aussi, ils ne connaissaient pas le pays. Ils connaissaient les fleuves, les mers, les océans, mais l’intérieur du pays, ils ne le maitrisaient pas. Donc il fallait négocier pour pouvoir poser le pied à terre, découvrir le pays et… recruter des soldats sur place…
  • Hein Mémé ?
  • Oui ! on appelait ces mercenaires les « Kru boys », ils venaient du Dahomey, l’ancien nom du Bénin. Et comme ils étaient Noirs, c’était plus facile pour eux, de convaincre les Noirs Camerounais de rejoindre leurs troupes… et combattre pour les Allemands…
  • Kru Boys veut dire quoi Mémé ?
  • Tu te souviens qu’on avait notre monnaie à nous… ?
  • Oui oui !
  • Quel Roi l’avait encore instituée, maman?
  • Hein… le Roi Mulobè ! le fils d’Ewalè !
  • Très bien ! cette monnaie s’appelait le « Kru » (lire Krou).
  • Hein Mémé ?
  • Oui…
  • Mais comment aujourd’hui on utilise le franc CFA alors ? hum ? tout l’argent que je chipe chez tonton Vieux-là nooor (je baissai la voix…) j’ai déjà volé 500 FCFA seulement hier, donc je dois alors dire 500 Krous Mémé… ?

Mémé fit un long silence à la fois triste et ironique en déposant sur notre natte un délicieux « békutu » de mintumba. Mémé préférait son mintumba bien frit-bronzé à l’extérieur, et bien moelleux à l’intérieur. Pour cela, elle le coupait en des tranches de grosseur égale qu’elle faisait frire à feu doux, en les retournant régulièrement dans les deux sens. On mangeait alors ce mintumba frit avec des arachides bien grillés. Mémé disait toujours que le matin, une femme Duala qui se respecte ne mange pas « vos choses des Blancs de croissants ou quoi quoi quoi là que Vieux te ramène ici ! ». Une femme Duala, une vraie, mangeait des « békutu » le matin, c’est-à-dire des restes de repas de la veille ou des jours précédents.

Aujourd’hui, j’ai l’impression que ma grand-mère s’évertuait dans les moindres détails, à me vieillir l’âme… à me garder coûte que coûte dans un monde originel dont elle devait me transmettre l’empreinte. Jusqu’à ce jour, j’en porte le sceau : j’ai la jeunesse flamboyante, mais j’ai le cœur aussi vieux que celui d’une femme de soixante-quinze ans qui a vécu des vies… et des vies… et des vies…

  • Tout cela est lié à l’assassinat de Rudolf… je te dirai tout quand on arrivera à lui… je disais donc qu’on les appelait les « Kru Boys » parce que c’était des mercenaires que les Blancs payaient en Kru.
  • Ahaaaaan…
  • Ils en ramenaient du Dahomey, donc du Bénin ; c’est plus facile d’utiliser un Noir pour en séduire un autre. Une fois sur place, les Kru Boys recrutaient d’autres soldats parmi les enfants mêmes du pays qui eux, maitrisaient l’intérieur du pays…
  • Ahaaaaaaaaaaan !
  • Les envahisseurs eux, n’avaient pas sur place une forte armée, donc il leur fallait armer les Camerounais contre les Camerounais. Donc en résumé, comme ils n’avaient pas l’avantage du nombre et qu’ils ne maitrisaient pas l’intérieur du pays, et qu’ils avaient interdiction de poser pied à terre… pour toutes ces raisons, il leur fallait d’abord un accord des Rois, donc un Traité signé, grâce auquel ils pouvaient donc se déployer à leur guise dans le pays…
  • Ahaaaaaaaaan… !

“ Après notre entretien d’hier soir avec King Aqua, King Bell et Green Joss sur ces points du Traité, les nègres d’Aqua et une foule de jeunes se dirigèrent vers la plage en criant et en vociférant les pires des menaces à l’endroit de King Bell et King Aqua, les accusant de vendre le territoire aux Allemands et de vouloir faire de la population des esclaves. Même ma plume hésite à écrire le genre d’insultes que nous étions obligés d’entendre… malheureusement, ces processions d’insultes ne font que se répéter… » Eduard Schmidt, représentant de la firme Woermann, signataire du Traité.

« Dans tous les cas, le meurtre de l’Allemand Pantänius, l’arrachage et la profanation du drapeau allemand, la ruée de bandes armées dans les factoreries allemandes, le pillage et l’incendie de King Bell Town restent des moments graves dont il faut tenir compte au plus haut point. Jusqu’au retour de l’expédition, je dois me garder de faire un rapport circonstancié à votre Excellence sur la situation locale. » : le chef d’escadre Knorr.

« J’ai donné l’ordre de brûler Hickory Town parce que le Dr Buchner m’a appris que la tribu Hickory et surtout le chef Lock Priso était l’ennemi le plus puissant et le plus dynamique de la cause allemande au Cameroun et qu’il avait déjà amené les chefs Joss à se rebeller contre le traité de protection » : le chef d’escadre Knorr.

  • Protection … ? Mémé, les gens-là voulaient nous protéger contre qui… ?

Mon air ébahi la fit pouffer de rire.

  • Ya sô baïsè mba ! viens alors me demander ! Lock Priso était fou de rage. Un étranger débarquait chez eux et ses frères se ralliaient à lui pour se liguer contre lui, leur propre frère ! le grand Prêtre de la Tradition ! Lui qui avait fait le voeu de protéger les terres de ses ancêtres ! comment ses frères pouvaient-ils accepter que des étrangers viennent gouverner sur les terres et les eaux d’Ewalè ?! eux, pouvaient-ils tolérer que ces « nègres » comme ils nous appelaient, aillent les gouverner chez eux, en Allemagne ? Lock Priso était seul, ma fille. Seul contre tous. Plus ils tuaient les Allemands et jetaient leurs cadavres dans le fleuve, plus la rage allemande s’enflammait contre lui. Il leur fallait à tout prix sa tête.

« Autant que j’ai pu l’apprendre, la tribu Hickory compte environ 500 guerriers, la tribu Joss à peu près 400, tandis que le Chef King Bell doit disposer d’environ 600 à 700 guerriers. Les deux parties sont bien armées, on voit beaucoup de fusils se chargeant par la culasse et les fusils Seider, les Camerounais autochtones ne considèrent les fusils avec pierre à feu que comme articles de troc pour l’intérieur. » le chef d’escadre Knorr.

«… Ensuite, je donnai au capitaine de corvette Bendemann l’ordre d’ouvrir le feu des canons sur Hickory Town aussi bien pour la raison militaire déjà avancée que pour l’impression particulièrement morale que le feu des lourds canons et le crépitement des obus tirés avaient bien rempli leur mission…. Après deux heures à bord, j’ai libéré King Aqua (Akwa). La peur et l’effroi l’avaient accablé totalement. Il jugea bon de donner immédiatement suite à ma revendication, à savoir qu’il s’y mette de toutes ses forces avec King Dido (Deido) pour capturer les Chefs Hickory ( Lock et son père). » : le chef d’escadre Knorr.

« La situation générale n’avait pas changé jusqu’au lendemain, le 23 du mois, on n’avait pas encore livré les deux chefs Hickory, seul le chef King Bell était venu avec la nouvelle qu’Elami Joss et tout son clan se trouvaient à Bassa, une ville assez éloignée dans la forêt. King Bell sollicitait notre aide pour sa poursuite. Je m’opposai à la participation à une expédition en forêt, je lui demandai par contre d’entreprendre pour une fois quelque chose tout seul puisque jusque-là ses gens n’avaient fait que piller et incendier. Après, j’ai accordé aux deux factoreries allemandes, la permission de lui donner un complément de munitions uniques pour cette expédition. »

  • Yéééé !!! Mémé ! donc le Fils de Dieu pourchassait son propre oncle, celui qui l’a intronisé… ? yééééé ! donc il a aidé les Allemands à attraper Lock ?
  • Oui ! il était leur meilleur allié et il les aidait, souviens-toi. Mais ils n’ont jamais pu capturer Lock Priso.
  • Hein ?
  • Non. Jamais.

« Pull that flag down ! No man buy we ! ”

Nous sommes le 28 août 1884. Il y a exactement 138 ans. Lock crie… et écrit ce qu’il crie, dans une lettre transmise ce même jour aux Allemands. Il sait qu’ils ne toléreront pas ce toupet. Ils rappliqueront dans une guerre sanglante avec les traitres comme alliés. Un 23 décembre de la même année. Face à un Bonabèri vide et détruit sous leurs coups de canon, ils réaliseront qu’il ne faut pas chercher à tuer Lock Priso… mais il faut négocier avec lui. Ils n’ont pas le choix. Il faut négocier avec ce satané rebelle une cohabitation pacifique. Ils perdent beaucoup trop en munitions et en soldats. Si pour l’attraper, il faut faire venir tout le renfort allemand, c’est beaucoup trop cher en expédition et en munition… c’est plus économique de négocier…

  • Alors ils vont faire quoi Mémé ?
  • Ils iront à Abô négocier la paix avec Lock Priso.
  • Hein ?
  • Oui ! Lock refusera de venir à eux. Pour lui, c’était s’abaisser. Et le soleil ne s’abaisse devant personne.
  • Donc Lock va aussi faire le truc là ? le papier là ? hein… le traité heinhein ! le traité d’abandon de souveraineté là ?
  • Kèm ! Non! Pour Lock ce ne sera pas un abandon de souveraineté, mais un traité de paix. Il acceptera de laisser tomber la guerre, et d’opter pour une cohabitation pacifique avec les envahisseurs allemands. Il savait lui aussi qu’il ne pouvait pas tenir longtemps tout seul contre tous.
  • Ahaaaan…
  • Oui.

Le 01er janvier 1885, Lock Priso signe un traité de paix avec les Allemands. Mais il ne cessera pas pour autant la résistance. Son royaume restera un foyer notoire de résistance et d’insubordination. En Rudolf, Lock Priso trouvera l’allié qui lui manquait. Grâce à Rudolf, tous les autres Rois de la Côte se rallieront à Lock, et feront un seul bloc soudé de résistance. Lock ne sera plus du tout seul sous le règne de son neveu Rudolf.

Lorsque les Allemands perdent la 1ère guerre mondiale en 1916, Lock ré-attise de plus belle la résistance et son royaume massacre les Allemands dont les cadavres sont jetés par centaines dans le fleuve… Malgré le chagrin indescriptible d’assister à la pendaison horrible de son neveu en 1914, Lock a tenu jusqu’après la mort de Rudolf en 1916, pour voir la prophétie du Roi Martyr s’accomplir : les Allemands enfin chassés du Cameroun.

  • Il est venu le premier et il a tenu à partir le dernier…
  • Il est mort comment Mémé… ?

Un soleil brûlant nous éblouissait de ses rayons. Mémé le contemplait sans ciller. J’avais la chair de poule alors même qu’il ne faisait pas froid… j’avais l’impression que ce matin-là, il n’y avait pas que nous sur cette natte… Mémé me racontait toujours l’histoire de Rudolf la nuit mais ce jour-là, elle me narrait l’épisode de Lock en plein jour.

  • On raconte qu’il est parti de l’autre côté, simplement. Quand il a vu le dernier bateau allemand quitter nos terres. Le Grand-Prêtre Kum’a Mbap’a Bèlè Ba Doo La Makongo alias Lock Priso, a donné ses dernières recommandations à sa famille et à son peuple… puis il s’est couché, il a fermé les yeux et il est parti.
  • Hein Mémé… ?
  • Certains racontent qu’il a emprunté le chemin sous l’eau connu de lui seul, et qu’il y vit depuis lors. Pour d’autres, il est simplement rentré dans le soleil… d’autres disent encore le voir sur son cheval dans la lune certaines nuits… on raconte qu’il n’est pas mort, et que lorsqu’on l’appelle quand la communauté est en péril, il apparaît alors…
    Lock Priso. L’ennemi le plus redoutable des Allemands. Lock Priso, celui qui vit vivre et mourir successivement trois rois. Lock Priso, « Môkisè manéa », celui qui lavait les rois… Lock Priso, le Grand-Prêtre de notre Tradition. Le Gardien redoutable de nos secrets mystiques et rites anciens. Celui qui frappait avec autorité à la Porte des Ancêtres. Lock Priso, celui que rien ne tuait, ni les poisons ni les armes à feu… Lock Priso, celui qui décida simplement, un soir, de s’en aller, quand la prophétie de Rudolf fut accomplie et que les Allemands furent chassés de nos terres. Lock Priso, celui qui s’abritait… non pas dedans… mais derrière le soleil… il s’appelait comment mama ? tu as retenu son nom… ? Langwéa mba dina lao… Dis-moi son nom…
  • Il s’appelait…

je déglutinai. Mon cœur battait la chamade et mes lèvres tremblotaient.

  • Il s’appelait… il s’appelait Kum’a Mbap’a Bèlè Ba Doo La Makongo alias Lock Priso.
  • Eééééé… Oui… souffla-t-elle en tournant délicatement mon visage vers le brûlant soleil, avant de chuchoter : kwala dina lao…dis son nom… kwala… dis son nom…

Ce fut le 5e soir…. Jour.

« Pull that flag down ! no man buy we ! German trouble us plenty and want to give us plenty dash! We tell them no! leave us free and not make us plenty trouble!”: Lock Priso Bell Hickory Town (Bonabèri), 28 août 1884.

Lien Saison 1 ( sur mon ancienne page): https://m.facebook.com/story.php?story_fbid=491305112997931&id=100063553390926

N.B: pour cet épisode sur Lock Priso, je remercie principalement :

  • le Prince et Historien Kum’a Ndumbè III, qui m’a éclairée sur plusieurs nuances historiques concernant tout particulièrement le combat de son aïeul Kum’a Mbapp’a Bell alias Lock Priso.
  • Khéops Kum, qui depuis le début de cette série littéraire, répond patiemment à mes questions intempestives de jour comme de nuit… (de nuit surtout… le pauvre. Je débarque dans son Whatsap sans même dire bonsoir et je balance mes questions…) en plus de rechercher pour moi, des documents inédits, sans jamais rechigner… il m’a tout particulièrement aidée dans cet épisode sur son aïeul Lock Priso. Merci Khéops.
  • à Mémé Makollo, ma grand-mère maternelle pour… pour… et pour… 💖

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